Brouillards
inédit, 2021
45 pages
PERSONNAGES :
2 femmes
4 hommes
la pièce peut être prise en charge par deux comédiens et deux comédiennes
Prix et sélections
sélectionnée par le bureau des lectures de La Comédie Française, 2021
sélectionnée par le comité de lecture À mots découverts, 2021
sélectionnée par le comité de lecture des EAT, 2021
Soutiens à l’écriture
écriture accompagnée par le collectif À mots découverts

Depuis sa petite enfance, Jordy navigue de familles d’accueil en foyers d’hébergement. La pièce retrace sa trajectoire en quatre mouvements et autant de saisons. À l’automne, c’est son éducateur qui retrace les premières années de Jordy. Pour l’hiver, ses meilleurs amis prennent le relai et font revivre leur adolescence de rap et de zone. Quand arrive le printemps, Jordy reprend les rênes de son histoire. De théâtre-récit, la scène se fait présente et l’émancipation envisageable… Jordy rencontre Effie, une jeune fille à la vie rangée des enfants de bonne famille. Ensemble, ils vont se mettre en mouvement, rêver un avenir en commun…
Inspirée de l’histoire de Jordy Brouillard, jeune Belge décédé en 2016, Brouillards questionne la vie que notre société fait mener aux enfants dont elle est censée assurer la protection.

lecture dirigée par dirigée par Eric Verdin
(c) David Ruellan

lecture dirigée par dirigée par Eric Verdin
(c) David Ruellan

lecture dirigée par dirigée par Eric Verdin
(c) David Ruellan
extrait
L’éducateur. – « Pour moi, aujourd’hui, c’est l’automne dans ma vie. » C’est ce qu’il me dit la première fois que je le vois. Il est assis en face de moi, sur sa chaise en plastique. On est au mois de mars, au printemps. « Je parle pas de l’automne dehors, hein. Je parle de l’automne dedans. Dedans moi, c’est l’automne. » Il a ses deux yeux plongés dans les miens. De grands yeux bleus. Délavés. « Bientôt ce sera l’hiver et après, bientôt, la mort. » Il a pas encore seize ans. Je sais pas trop quoi lui répondre. Je lui réponds rien. Enfin, je crois. Je me tais. Lui, il éclate de rire. « Smile, mec ! »
Jordy. – (en retrait) Il faut toujours rire.
Toujours.
Sourire au moins.
L’éducateur. – « Keep smiling ! » C’est ce qu’il me dit, oui.
Jordy. – (en retrait) Paraît que ça peut donner le change.
L’éducateur. – « Don’t cry and smile ! » Tu connais ?
l’écriture
Au départ, il y a une photo entraperçue sur les réseaux sociaux. Un visage triste. Une casquette plus grande que le visage. Et puis il y a et un clic – mécanique – motivé par le tragique de la fin annoncée. Au départ de l’écriture, il y a ce jeune homme de 19 ans – Jordy Brouillard. Son enfance sans enfance et la fin qu’il se choisit – la longue faim dans un parc de Flandres, en plein été, au milieu des passants.
J’ai passé quatre ans avec cette photo sur mon bureau, convaincu que j’écrirai un jour. Parce que ce destin me frappe. Parce que ce regard me plonge dans quelque chose de plus grand que lui-même. Parce que le simple fait qu’une tragédie puisse arriver comme cela, juste à côté de nous, de manière quasiment invisible, imperceptible, m’interpelle. Que cela soit.
Pourtant Brouillards n’est pas une biographie du Jordy Brouillard réel. Je saisis le fait-divers comme un levier d’écriture convoquant suffisamment d’intime en moi pour résister à quatre ans de cheminement souterrain. J’écris une histoire du passage de l’enfance à l’âge adulte. J’écris avec le point de vue de ceux qui ont tenté d’aider Jordy. Je cherche les raisons qui peuvent pousser un jeune homme a refuser de « jouer le jeu du monde », pour reprendre l’expression du philosophe Clément Rosset.
L’histoire de Jordy Brouillard est une impasse tragique. Je n’ai pas eu envie de changer le destin de mon personnage, parce que c’est bien sa mort qui m’interroge, mais j’ai eu besoin de trouver par l’écriture, par l’intrigue, par les autres autour de lui, en quoi cette mort et ce destin sont des marqueurs de pensée et de construction, pour les autres (ceux et celles qui écoutent l’histoire, ceux et celles qui la jouent). Partir de l’absence de sens pour tenter d’en re-créer collectivement.
Autour de la pièce
Avec Brouillards, Simon Grangeat a composé un texte à la fois puissant et raffiné. Puissant, parce qu’il fait entendre les sentiments avec toute l’ampleur de la tragédie qui s’annonce : solitude, abandon, rage, espoir, passion, révolte. La langue du texte nous plonge purement au cœur des sensations chaotiques des protagonistes. Raffiné, parce que l’auteur réalise l’exploit d’une narration toute en délicatesse, trouvant la précision absolue des mots qu’on a, mais aussi des mots qu’on n’a pas, ou qu’on a mal. Il évite ainsi tous les pièges du pathos ou du voyeurisme, en utilisant notamment le chant contemporain le plus théâtral (au sens antique du terme) qui soit : le rap. Entre autres sujets, Brouillards pose en creux la question des engagements. Être mère, être ami, être adulte, aimer et être aimé, faire société, cela nécessite un engagement dont on ne saura à l’avance s’il sera tenu. Car à quelle hauteur ? Et de quelle longueur ? Cela ne va pas de soi. Cela fait beaucoup. Cela fait trop, parfois, et on ne parvient pas à sortir du brouillard, qui nous perd, nous étouffe, nous efface, nous rend invisible. C’est pourtant le seul moyen de ne pas abandonner. De ne pas être dévasté par la solitude. De tenir bon, vaille que vaille, encore vivants. Qui vive, c’est d‘ailleurs l’ancien titre de Brouillards.
Eric Verdin


