Depuis sa petite enfance, Jordy navigue de services sociaux en familles d’accueil, de services sociaux en foyers d’hébergement.
Il a seize ans lorsque la pièce commence. C’est l’automne de sa vie – phrase qu’il aime répéter à qui veut bien l’entendre.
En quatre mouvements et autant de saisons, la pièce retrace la trajectoire de Jordy.
C’est d’abord son nouvel éducateur qui raconte son enfance, à l’occasion d’un entretien avec la mère de Jordy. Puis Youssef et Lorenzo, ses meilleurs amis, ses copains de bas d’immeubles, de rap et de zone.
Quand arrive le printemps, Jordy reprend les rênes de son histoire – semble les reprendre, en tout cas. De théâtre-récit rétrospectif, la scène se fait présente et, par-là, l’émancipation envisageable…
Jordy rencontre Effie, une jeune fille à la vie droite des enfants de bonne famille. Ensemble, ils vont se mettre en mouvement, rêver un avenir en commun…
Inspirée de l’histoire de Jordy Brouillard, jeune Belge décédé en 2016, Brouillards questionne la vie que notre société fait mener aux enfants dont elle est censée assurer la protection.
L’écriture de Brouillards a été accompagnée par le collectif A mots découverts.
La pièce a été sélectionnée sous son ancien titre, Qui Vive, par le comité de lecture des EAT.
Elle fait partie de la sélection 2021 du comité de lecture A mots découverts.
L’écriture
Au départ, il y a une photo entraperçue sur les réseaux sociaux.
Un visage.
Triste.
Une casquette plus grande presque que le visage.
Au départ, il y a une photo entraperçue sur les réseaux sociaux et un clic.
Mécanique.
Un clic de curiosité vaguement malsaine pour savoir qui.
Qui est ce visage ?
Que lui est-il arrivé pour se retrouver là ?
Sur mon mur ?
Au départ de l’écriture, il y a ce visage rencontré par hasard et puis l’histoire qui va avec.
L’histoire de ce visage.
De ce jeune homme de 19 ans.
Jordy Brouillard.
Son histoire sordide.
Son enfance sans enfance.
Et la fin qu’il se choisit surtout.
La longue faim dans un parc de Flandres.
En plein été.
Au milieu des passants.
La faim.
Au départ, il y a cette photo, ces quelques éléments biographiques glanés rapidement
et puis le temps qui passe.
Il y a eu quatre ans avec cette photo sur mon bureau.
Quatre ans que je savais qu’un jour, Brouillard deviendrait pièce.
Brouillard deviendrait Brouillards.
Parce que ce destin me frappe.
Parce que ce regard me plonge dans quelque chose de plus grand que lui-même.
Parce que le simple fait qu’une tragédie puisse arriver comme cela, juste à côté de nous, de manière quasiment invisible, imperceptible, m’interpelle.
Que cela soit.
Brouillards ne sera cependant pas une biographie du Jordy Brouillard réel.
Pas un théâtre documentaire qui partirait à la recherche des faits et de leur réorganisation.
Je prends le fait-divers pour un levier d’écriture.
Un levier convoquant suffisamment d’intime en moi pour avoir résisté à quatre ans de cheminement souterrain.
Je veux écrire « mon » Brouillards et « mon » Brouillards est une histoire du passage de l’enfance à l’âge adulte.
Comment ce passage peut-il se faire (ou ne pas se faire) ?
Comment la condition de naissance arme ou désarme dans ce moment-là ?
Je veux écrire avec le point de vue de ceux et de celles qui ont tenté d’aider Jordy, soit parce que c’était leur métier, soit par amitié, par humanité.
Essayer de chercher pourquoi un jeune homme peut-il refuser de « jouer le jeu du monde », pour reprendre l’expression du philosophe Clément Rosset.
Mon Brouillards est une histoire à plusieurs voix.
Celle de l’éducateur en charge de son dossier, celle de sa mère, celle de ses amis d’enfance, et puis, tardivement, celle de Jordy et celle d’une jeune femme de l’âge de Jordy.
Parce qu’il y aura rencontre.
Il y aura croisement.
Le monde lui fera cette violence supplémentaire de lui faire entrevoir d’autres possibles.
Une dernière chose, essentielle pour moi.
L’histoire de Jordy Brouillard est une impasse.
Un destin sordide qui s’achève sans espoir.
Je n’ai pas envie de changer le destin du personnage que je vais inventer à partir du fait-divers, parce que c’est bien sa mort qui m’interroge, mais j’ai envie de trouver, par l’écriture, par l’intrigue, par les autres personnages, en quoi cette mort et ce destin sont des marqueurs de pensée et de construction, pour les autres (ceux et celles qui écoutent l’histoire, ceux et celles qui la jouent).
Partir de l’absence de sens pour tenter de re-créer du sens.
mars 2020
Le début de la pièce
Automne
Un parc de ville, le soir.
Jordy s’installe près d’une toile de tente.
Il pose ses affaires.
S’assoit dans l’herbe.
Prend le temps de regarder autour de lui.
L’espace, autour de lui.
Le ciel entre les arbres.
* * *
L’éducateur. – « Pour moi, aujourd’hui, c’est l’automne dans ma vie. » C’est ce qu’il me dit la première fois que je le vois. Il est assis en face de moi, sur sa chaise en plastique. On est au mois de mars, au printemps. « Je parle pas de l’automne dehors, hein. Je parle de l’automne dedans. Dedans moi, c’est l’automne. » Il a ses deux yeux plongés dans les miens. De grands yeux bleus. Délavés. « Bientôt ce sera l’hiver et après, bientôt, la mort. » Il a pas encore seize ans. Je sais pas trop quoi lui répondre. Je lui réponds rien. Enfin, je crois. Je me tais. Lui, il éclate de rire. « Smile, mec ! »
Jordy. – (en retrait) Il faut toujours rire.
Toujours.
Sourire au moins.
L’éducateur. – « Keep smiling ! » C’est ce qu’il me dit, oui.
Jordy. – (en retrait) Paraît que ça peut donner le change.
L’éducateur. – « Don’t cry and smile ! » Tu connais ?
* * *
Dans les bureaux de la protection de l’enfance.
La mère. – Est-ce qu’on serait forcément obligées d’aimer nos enfants ?
L’éducateur. – Sa mère me balance ça comme ça. Le même jour. La première fois que je la rencontre, elle aussi.
La mère. – Je veux dire : c’est pas parce qu’on les a mis au monde qu’on est forcément attachées, si ?
L’éducateur. – Une sorte de baptême du feu.
La mère. – C’est écrit quelque part ? La génétique ? Ça y est, ils ont la preuve ? Je suis pas certaine qu’on puisse trouver un jour, moi. Je dis pas ça pour moi. Pas forcément. Je réfléchis tout haut. Qu’est-ce qui pourrait nous forcer à aimer nos enfants ? Juste parce qu’on est leur mère ? Est-ce que c’est parce qu’on nous apprend ça depuis qu’on est petites ? S’occuper des poupées, faire la dînette, changer des couches… Devenir de gentilles petites mamans ! Ou bien c’est parce que tout de suite après, on s’occupe pour de vrai des petits frères et des petites sœurs… On fait du baby-sitting en interne pour aider maman qui est toujours tellement débordée à force de devoir tout gérer toute seule. Je me pose la question. Parce qu’on n’a pas été aimées par nos mères, on se sentirait obligées de réparer quand c’est notre tour, de donner tout l’amour qu’on n’a pas reçu quand c’était l’heure ?
L’éducateur. – J’aimerais qu’on revienne à la situation de Jordy.
La mère. – Je sais bien que je suis pas vraiment à la hauteur. Je n’ai pas besoin de vous pour m’en rendre compte.
L’éducateur. – Ce n’est pas la question.
La mère. – Si c’était pas la question, je ne serais pas convoquée dans ces bureaux à longueur d’année. De toute façon, ce que je pense n’a pas d’importance. Ce qu’il pense lui non plus, ça ne vous intéresse pas vraiment. Je crois plutôt que vous essayez d’avancer sans trop bousculer vos habitudes, les schémas que vous avez appris bien sagement. Vous étiez bon à l’école, vous, je me trompe ?
Temps.
Vous me l’avez déjà pris tellement de fois. Faites ce que vous avez à faire. Je n’ai pas d’armes, moi. Je ne peux pas lutter.
L’éducateur. – Il ne s’agit pas d’une lutte, madame.
La mère. – Vous avez raison. Dans une lutte, tout le monde se bagarre. Là, c’est juste un massacre.
L’éducateur. – On va faire une pause.
Pour découvrir le texte intégral, vous pouvez en faire la demande ici.
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