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Ce que le passé dit de nos jours

Julia Pinget, réalisatrice de documentaires, m’a contacté alors qu’elle travaillait sur la désindustrialisation et les dynamiques mémorielles à partir de la ville de Cran-Chevrier, en Haute-Savoie. J’ai très modestement accompagné une phase de montage de son magnifique documentaire After Work, qui met en parallèle les destins d’une usine ancestrale de papier – devenue manufacture du numérique à grand renfort de projets, de consultants et de communications – et celui d’une forge reprise en SCOP par ses salariés, au moment du dépôt de bilan.


Un ouvrage (disponible ici) raconte et développe l’aventure de ce film, pour lequel j’ai écrit cet article.

Pourquoi s’intéresser à des aventures industrielles appartenant au siècle dernier, de vieilles histoires qui se sont souvent achevées dans la honte – tout au moins pour celles et ceux qui sont restés sur le carreau ? Pourquoi remuer ce passé, alors que bien souvent, les bâtiments ont été rasés ou maquillés, les traces, effacées, et qu’il ne nous reste que la mémoire douloureuse des vaincus et des vaincues ?
En 2012, la ville d’Alençon m’a invité à travailler sur la gloire déchue de Moulinex, dont la ville abrita pendant près de soixante-dix ans « l’usine-mère », comme on disait alors. J’ai plongé avec frisson et stupéfaction dans ce qu’il restait des archives de l’usine. Je me suis perdu dans les heures d’enregistrement des anciennes ouvrières, des étameurs, des contre-maîtres, des premiers dessinateurs industriels, des journalistes (internes), des infirmières (maison), des syndicalistes… Sous mes yeux, c’est un monde qui surgissait – un monde dont, jeune homme, je n’avais perçu que la disparition et l’effacement. C’est ainsi qu’est née ma pièce, Un cœur Moulinex.
L’économiste Frédéric Lordon dit de Moulinex que c’est un cas d’école pour étudier l’éradication du tissu industriel français et le surgissement de la superpuissance de la finance mondialisée. Comme tous les cas d’école, à chaque fois que ma pièce est jouée ou lue quelque part, il y a dans la salle quelqu’un pour dire : cela s’est passé comme ça ici aussi. Et cela s’est passé comme cela aussi pour les papeteries et les autres usines de Cran-Gevrier.
Il y a des invariants dans toutes les faillites des grandes entreprises françaises de la fin du vingtième siècle, invariants dont l’étude et le récit permet de mieux comprendre notre monde. Car pour les cinéastes, écrivain.es, artistes que nous sommes, le passé nous intéresse peut-être moins pour lui-même que parce qu’il nous aide à dire notre présent. Et en disant ce monde disparu, nous disons, en creux, les faillites et les manquements d’aujourd’hui.
Que perçoit-on alors en plongeant dans ces histoires à la fois extrêmement locales et toujours universelles des industries disparues ?
D’abord, et c’est une évidence toujours bonne à rappeler, que l’on fabriquait auparavant ici ce qu’on importe maintenant de l’autre bout du monde… Que notre pays – comme tous les autres pays européens – était capable de produire du tissu, des vêtements, des chaussures, du papier, des cartons, des machines – petites ou grandes – des vis, des boulons, des tôles, des gaines et j’en passe… Ce qui signifie aussi que ces produits ne sont pas des abstractions dont le processus de fabrication appartiendrait à un univers parallèle et inaccessible. Les hommes et les femmes de nos territoires possédaient bien les savoirs-faire nécessaire à leur fabrication. Ceci pour signifier aussi que nous n’avons pas toujours étés réduits à l’état de porte-feuilles sur pieds. Que nos corps ont été capables de faire, de transformer, de passer de la matière première aux produits fabriqués. Qu’il y avait une puissance d’agir dans ce monde-là qu’aucun achat par carte bancaire ne pourra jamais égaler.
Qu’apprend-on encore ? Qu’une usine – quelle que soit sa taille – est un collectif en œuvre. Que les ouvriers et les ouvrières formaient un groupe, avec ses dynamiques propres. Que les solidarités les plus belles comme les coups les plus durs émaillaient la vie de ces groupes, et que ces événements-là formaient société, à force. Que cette vie née dans l’usine ou par l’usine entraînait avec elle une vie de quartier, une vie d’école, une vie d’amicales et de foyers, tout un mouvement stoppé net quand l’usine a stoppé. Qu’en mettant à mal le lieu commun du travail quotidien, c’est tout un monde qui a été entraîné dans la chute : classes fermées, bureaux de Poste fermés, cabinets médicaux, services publics, associations idem. Et aucun territoire ne se remet parfaitement de cette spirale destructrice. Et aucun groupe ne se remet parfaitement de cette destruction. Ne restent bien souvent que des individus épars.
Qu’apprend-on encore ? Qu’à l’époque de ces usines-là – il y a un monde, imaginez : quarante ans ! – les responsables, les cadres et les ouvriers, ouvrières, étaient chacun et chacune à portée de corps les uns des autres. Jean Mantelet, patron de « Moulinex-monde », était le matin à l’embauche pour saluer ses employé.es. Il y a évidemment un paternalisme suranné dans cette attitude, mais il y a aussi et surtout la mise en corps d’un rapport au monde totalement différent du nôtre. « Je me présente devant vous, sans vigiles, sans board, et je suis capable d’assumer physiquement ce que nous vivons, tous, sous ma direction. » La violence est encore plus forte quand ceux et celles qui l’exercent sont inaccessibles. La violence est encore plus insupportable quand ceux et celles qui l’exercent ne seront jamais confronté.es dans leur corps à ceux sur qui ils l’exercent. Et je ne parle pas ici d’une misérable chemise arrachée.
Peut-être que l’une des conséquences directe de cette proximité physique entre les dirigés et les dirigeants est cet écart de salaires ridicule au regard des proportions qu’on note aujourd’hui. La patrimoine de Jean Mantelet – fondateur de ce qui fut la première entreprise française – ferait mourir de rire (ou – rêvons – de honte) notre Bernard Arnault national. Peut-être aussi que cette proximité physique était ce qui permettait de faire société – ceci dit sans angélisme ni nostalgie. Peut-être que cette proximité-là était enfin ce qui permettait aux conflits d’exister. Et le conflit est partie intégrante de la société, sans quoi, il ne nous reste que la brutalité.
Qu’apprend-on enfin en faisant le récit de ces faillites-là, qui éclairerait notre aujourd’hui ? Que ce sont des décisions politiques, des décisions prises par collusion de classe, qui ont mis un coup d’arrêt à ce monde. Le discours du président Georges Pompidou annonçant la création du marché commun européen en 1967 est à ce titre extrêmement révélateur. Je n’en cite ici qu’un court extrait, mais il mériterait d’être connu dans son intégralité. « Nous vivrons et l’économie française et les industriels et les commerçants français doivent vivre, désormais, dans la préoccupation permanente. Il s’agit de se dire qu’ils sont toujours menacés par la concurrence. (…) Nous serons donc en risque permanent ! Et le gouvernement en est parfaitement conscient. » Cette charnière de la fin des années 70 jusqu’au début des années 80 est la clé pour comprendre comment et par qui notre nouveau monde a été mis sur orbite.
De nouvelles règles, décidées et mises en œuvre en toute conscience, vont bientôt saborder les industries nationales et détruire les tissus sociaux qui formaient chacun de nos territoires. Le discours officiel des libéraux de tout bord, tenant pour naturel la mise en concurrence artificielle des humains vivant aux quatre coins de la planète, prend maintenant bien soin de taire sa propre responsabilité dans la catastrophe. La non-rentabilité ou la défaillance des tissus industriels nationaux a bien été organisé, au profit d’une seule classe, aujourd’hui au pouvoir. Et c’est en racontant ce qui s’est passé, en faisant le récit de notre monde que l’on peut bien comprendre à la fois notre histoire et comment en reprendre les rênes.
Pourquoi s’intéresser à ces histoires anciennes et à ces faillites d’un autre siècle ? Peut-être pour dresser le portrait de notre monde présent et dire, redire encore, qu’il n’y a rien d’inéluctable dans cette dissociété qui constitue notre aujourd’hui. Que n’étant pas naturelle, elle est transformable à la force des humains. Il est assurément de notre responsabilité symbolique – nous autres, artistes, cinéastes, journalistes – de faire le récit de ces mondes anciens et de leur destruction organisée. Faire le récit de notre Histoire commune, non pas pour rêver un illusoire retour en arrière, mais pour en tirer des leçons et inventer d’autres modèles, plus en accord avec l’être-au-monde du vingt-et-unième siècle, afin que l’imaginaire collectif renoue avec sa propre histoire et par-là, avec sa propre puissance d’agir.