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Un caillou dans la botte

L’ogre entre en scène. Pour la première fois, il ose prendre la parole publiquement.
Il veut raconter son histoire, dire sa vérité. Parce que depuis des temps immémoriaux, nous croyons tous savoir ce qui s’est passé cette nuit-là dans la maison, au milieu de la forêt ; mais tous, nous n’avons entendu que le point de vue adverse. Nous ne connaissons véritablement que l’histoire de son bourreau, celui qui causa son déshonneur, sa ruine, sa perte.
Un caillou dans la botte change le point de vue initial du Petit Poucet et adopte le regard de l’ogre, ainsi qu’un peu de sa mauvaise foi.


Un Caillou dans la botte a été sélectionné par le comité de lecture jeune public des E.A.T.

L’écriture

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1

L’Ogre scrute le public, longuement.
Il se tient exagérément droit, respire profondément, se contient.

L’Ogre. – Vous connaissez Poucet ? Le petit génie qui sauve ses six frangins perdus au milieu de la forêt, les parents tellement tellement pauvres, les petits cailloux blancs, les petits morceaux de pain, la forêt, la nuit, la peur, le vilain ogre et ses terribles dents, vous connaissez, hein ? Le goût du sang… On vous l’a racontée tellement de fois, cette histoire… Tellement de fois, depuis tellement longtemps, ouais… Tout le monde est persuadé de connaître la vérité. On vous ment. Je suis l’ogre. Je suis un carnivore, un viandard, oui. Vous me remettez, maintenant ? J’ai été trompé, maltraité. On m’a tout pris, tout. Tout ce que j’avais, tout ce que j’étais, tout ce que je suis, tout. Même mon histoire, on me l’a volée ! On vous raconte n’importe quoi, depuis tellement longtemps, mais je vais vous dire la vérité, moi. Je vais vous raconter comment les choses se sont vraiment passées ! Vous allez voir… La vérité !
L’Ogre s’installe pour raconter.
Tout a commencé parce qu’à l’autre bout du pays, un type miteux s’est pris les pieds dans sa propre vie. Ce type était bûcheron, mais à cette époque, plus personne ne voulait de son bois.

2

Dans la cuisine des Poucet.
Papa. – Zéro commande. Tous les jours, c’est la même chose : zéro commande.
Maman. – Comment qu’on va faire ?
Papa. – Je passe mon temps à attendre le travail et rien. Silence.
Maman. – Les petits avaient faim ce soir.
Papa. – Saleté d’époque ! Saleté de pétrole ! Saleté de commerce mondialisé de mondialisation de mes deux ! Saletés de Chinois ! Saletés d’Indiens ! Saletés d’Américains ! Saletés de Brésiliens ! Saletés de /
La sonnerie du téléphone retentit.
Le téléphone ?! Maman, le téléphone sonne !
Maman. – Pourquoi tu décroches pas ?!
Sonnerie.
Papa. – Attends !
Maman. – Mais qu’est-ce que tu fais ?
Sonnerie.
Papa. – Trois.
Maman. – Mais il faut qu’il décroche, sinon ça va raccrocher !
Sonnerie.
Papa. – Laisse-moi faire. Le commerce, ça me connaît.
Sonnerie.
Cinq. Il faut pas leur laisser croire que je poireaute dans mon bureau à attendre le client, sinon, ils se font des idées et on peut rien négocier… Maintenant, c’est bon.
Il décroche.
Allô, oui, je vous écoute, à votre service, bonjour ? Oui ? Une commande ? Oui, c’est possible, oui, mais j’aime autant vous prévenir que les délais vont être un peu longs, oui, oui… Du travail, c’est ça… Par dessus la tête, mon brave monsieur. Madame, pardon. Mais par dessus la tête, oui ! Je n’avais jamais vu ça ! Ah, mais les gens sont rendus fous, oui, oui ! Parfaitement ! Parfaitement ! Il vaut mieux ça que l’inverse, je ne vous le fais pas dire ! C’est ça, oui, oui ! Oui, bûcheron, c’est ça, oui… Je vous écoute. C’est mon métier, oui. Je vous écoute… Bûcheron. Bû-che-ron. Bûcheron, oui. Alors, cette commande, je vous écoute. Pas boucherie, non. Bûcheron. Je ne fais pas de côte de bœuf, non. De filet mignon, non plus. Non plus. Bûcheron, je vous dis. Du boudin, non plus. Non. Bûcheron, je vous dis. Bû-che-ron ! Vous êtes sourd ou quoi ? Sourde ? Comment ça, vous vous êtes trompée de numéro ? Mais il faut vérifier avant de déranger les gens, monsieur ! Madame, oui ! Il faut faire attention, oui ! Prendre ses renseignements comme il faut ! Vous trouvez ça drôle ? Bûcheron / Boucherie. Ça ne me fait pas rire, moi. Puisque je vous dis que ça ne me fait pas rire. Vous croyez que je n’ai que ça à faire ? Être importuné par des… Parfaitement, madame. C’est d’un sans-gêne ! Espèce de… Espèce… Je ne sais pas ce qui me retient de… C’est ça, oui. C’est ça ! Au revoir, oui. Au revoir, madame. Monsieur.
Papa raccroche.
Non, mais.
Maman. – Alors ?
Papa. – Ça va, toi ! Pas besoin que tu t’y mettes.
Temps.
Maman. – Alors on n’a plus rien à manger ?
Papa. – Et c’est parti pour durer, oui.
Maman. – On tiendra jamais le coup.
Papa. – Plus de travail, plus d’argent. Plus d’argent, plus de courses. Plus de courses, plus de plats. Plus de plats…
Maman. – On tiendra jamais le coup.
Papa. – Sûr.
Maman. – À neuf, ici, on ne tiendra jamais le coup. Si on reste tous les neufs, non…
Temps.
Papa regarde Maman.

Qu’est-ce que t’as ?
Papa. – Laisse-moi réfléchir…
Temps.
Maman. – Qu’est-ce que t’as ?!
Papa. – Laisse-moi, je te dis.
Temps.
Maman. – Il en met bien du temps !
Papa. – Maman…
Maman. – Oui ?
Papa. – J’ai peut-être la solution !
Maman. – Je t’écoute…
Papa. – À neuf, on tiendra jamais le coup, mais à deux…
Maman. – Oui ?
Papa. – À deux, peut-être qu’on peut tenter !
Maman. – Tu voudrais dire que…
Papa. – Je sais pas…
Maman. – Tu voudrais qu’on…
Papa. – Peut-être bien, oui…
Maman. – Que nous deux ?
Papa. – On n’a pas le choix, maman !
Maman. – Mais c’est horrible !
Papa. – C’est ça ou bien on y passe tous. C’est ça que tu veux ? Qu’on y passe tous ?
Maman. – On pourrait au moins s’en garder un ou deux, non ?
Papa. – Comment tu choisis, toi ?
Maman. – Ou bien essayer de les louer !
Papa. – Raconte pas n’importe quoi.
Maman. – Il paraît qu’il y a de la demande, en ce moment. Surtout pour les plus petits…
Papa. – Raconte pas n’importe quoi, maman. Je veux pas avoir d’ennuis, moi. Je suis quelqu’un de respectable. Pauvre, mais honnête. De père en fils. Non, écoute-moi bien : demain, on file dans la forêt, ils viendront travailler avec nous. On leur raconte des histoires, on s’arrête dans la clairière, on les envoie en expédition et puis on se carapate discrètement. On rentre à la maison, tous les deux. Bien tranquilles, en amoureux… Tu le dis souvent : ils sont grands, maintenant. Ils s’en sortiront.
Maman. – Six, sept et demi, huit et demi, huit et demi, dix, douze et treize…
Papa. – Te fais pas de bile, je te dis. Ça va t’empêcher de dormir.
Maman. – Quand même…
Papa. – Viens te coucher, je te dis. Allez, viens.
Maman. – Mes petits chéris…
Papa. – Ça m’a redonné faim, moi…
Les parents sortent.


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En images

création du premier état de la pièce, par le collectif Traversant 3

Autour de la pièce